Dans l’aube douce d’un jour d’avril de l’année 1921, les collines mosanes exultaient ; de fraîches senteurs printanières et des chansons tissées de fière mélancolie ruisselaient de leurs flancs. Une émotion intense agitait les choses et de la beauté les animait. Un bonheur orgueilleux et recueilli vibrait dans l’espace ; et tandis qu’un hymne d’amour montait vers la lumière, en bas, sur les rives de la Meuse, une foule attendrie s’agenouillait pieusement au passage d’un cortège triomphal qui ramenait la glorieuse dépouille d’un petit Namurois tombé à l’Yser.

Il s’appelait Georges Attout. Dès le jour où l’Allemagne viola la terre belge, il résolut de s’enrôler dans l’armée active, et lorsqu’il en demanda l’autorisation, son frère lui posa cette question :
– Es-tu prêt à faire le sacrifice de ta vie ?
A quoi Georges qui n’avait que seize ans répondit aussitôt d’un ton ferme :
– Oui.
Il partit. II fut un héros.
Parce que l’on tarde à l’envoyer au front, il écrit à ses parents :
– « J’espère qu’on va bientôt nous envoyer au feu, ce pourquoi d’ailleurs je me suis uniquement engagé. »
L’amour de la bataille grandit encore dans la tourmente ; s’il aspire à servir dans les tranchées de première ligne, c’est qu’en signant son engagement il avait conscience de la responsabilité de sa mission.
– « J’avais trop la notion de mon devoir pour hésiter un seul instant à m’engager. Malgré le poids du sacrifice, je suis content de servir mon pays et fier de porter le plus noble uniforme qui soit. Jamais une parole de regret n’est venue à mes lèvres, ni une pensée de rancune à mon esprit. Si jamais je suis frappé, ce sera par devant et Là-haut, où j’espère bien aller, je prierai pour tous ceux qui me sont chers… Verser son sang pour le Pays est un peu le verser pour le bon Dieu, quand la cause que l’on défend est juste. La mort à venir ne me fait pas peur. Je ferai mon devoir comme tous les braves… Je ferai mon devoir jusqu’au bout, mais si jamais j’étais blessé, je n’oublierais pas qu’«en faisant son devoir la première blessure est douce à recevoir», comme je le disais autrefois dans « la fille de Roland ». Et si même je ne devais plus revenir, ne vous attristez pas. Si je tombe au champ d’honneur, cette gloire ne sera pas seulement pour moi, mais elle rejaillira sur vous tous ; sur toi, mon cher papa, à qui je dois le cœur que je mets à combattre, sur toi, ma toute chère maman, qui m’a si gentiment et fièrement permis de m’engager. Sachez que la balle que j’aurai reçue m’aura atteint en face et le fusil à la main. Mais laissons là ces idées noires… J’ai confiance. Ne vous inquiétez pas. Notre-Dame du Rempart m’a protégé jusqu’à maintenant. Elle me continuera sa protection. »
Georges Attout, par ses brillantes qualités de douceur, de bonté, de modestie et de bravoure conquit rapidement l’estime de ses chefs et de ses camarades.
« Admirable partout et toujours, Georges sur le champ de bataille était le plus ardent des défenseurs de la Belgique. Missions périlleuses, corvées, besognes dédaignées, rien ne coûtait à cette âme magnifique dès qu’elle y apercevait un devoir ou une occasion de se sacrifier. Que de fois, ses chefs ne durent-ils pas contenir la fougue de Georges et modérer son ardeur à solliciter les postes que d’autres redoutaient. »

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Face à la mort, Attout vivait heureux, dans la satis faction vivifiante du devoir accompli.
« Jamais je ne me sentis l’âme aussi paisible, aussi heureuse, qu’en ce moment. Je ne me plains pas de mon sort ; il est digne d’envie… Je n’ai jamais été aussi heureux qu’en ce moment, tant j’ai conscience de faire ce que je dois… Je ne suis pas imprudent, mais je ferai mon devoir jusqu’au bout, je le jure. Si j’y reste, et bien, vous vous direz que la balle que j’ai reçue m’a frappé en face de l’ennemi… »
Plus tard, quand il sera sergent, il écrit :
« Il faut beaucoup prier pour moi ; pas tant pour que je sois préservé, mais pour que je sois à la hauteur de ma tâche du grand devoir qui m’incombe, et que dans le fracas des tirs de barrage, je reste calme, maître de moi-même et des hommes dont je suis responsable. »
Dans la tourmente il garda toujours bonne humeur, et parfois sa joie éclatait, fusait, réconfortante pour ses compagnons.
Un jour, dans une escarmouche, Georges fut blessé ; dès que la chose fut-connue dans sa famille, ses trois petites sœurs, en cachette, lui écrivirent pour lui demander la vérité sur son état, promettant bien de garder le secret le plus absolu.
Voici la réponse adressée aux trois petites sœurs en même temps :
« Chacune de vous, Gaby, Mariette et Laure aussi, je crois, me dit ceci : Mon cher Georges, dis-moi la vérité ; si tu ne veux pas que je le dise aux deux autres, je garderai le secret pour moi ; mais dis-moi sincèrement quelle est la gravité de la blessure ; si tu peux me le dire (Mariette dit : vous pouvez) ; je veux savoir…
« Et bien, je peux vous le dire. C’est beaucoup plus grave que vous ne le croyez. N’avez-vous pas remarqué sur la photographie que je vous ai envoyée ? La tête qui a l’air si souriante, n’est pas la mienne. Le docteur d’ici me l’a amputée, voyant que c’était d’une si mauvaise qualité ; et il m’en a remis une autre, provisoire, en celluloïd.
« C’est depuis lors que j’ai attrapé le fameux rhume dont je vous parlais et que j’éternue comme ça. Je crois que je vais profiter de mon séjour ici pour me faire enlever les polypes du nez. L’opération sera beaucoup plus facile à faire, ma véritable tête étant conservée dans un bocal d’alcool… »


Mais la guerre durait, plus longue qu’on ne l’avait espérée, guerre monotone, qui ronge les cœurs, aiguise l’ennui, creuse les cerveaux, énerve les volontés.
Georges puisant dans sa religion et dans les leçons d’une éducation saine et virile la force d’une résistance formidable, ne fut jamais désemparé.
Cœur d’élite, ému au spectacle des misères de ses compagnons d’armes, il s’efforce de calmer leurs angoisses, de verser en eux un cordial et de la lumière.
« La plupart (de mes hommes) sont des paysans, des ouvriers, mais ils ont bon cœur et sont bien malheureux, les trois quarts au moins n’ayant ni famille ni affections-par ici. Ils sont bien plus à plaindre que moi à qui l’on pense et l’on envoie de si charmantes lettres. »
Puis :
« Combien, hélas, de ce côté du front sont sans amis, sans personne qui s’intéresse à eux, pauvres soldats dont la vie est bien pénible et dont les ressources ne dépassent pas les quelques sous de leur solde. »
Devant ces souffrances Georges s’émeut.
Deux traits entre mille qui montreront la beauté d’âme de ce jeune soldat, nommé sergent depuis longtemps :
Un jour qu’il était de service aux tranchées, deux gros colis envoyés par ses marraines anglaises lui parviennent. Il les ouvre ; et ses yeux émerveillés découvrent, soigneusement ordonnés, du chocolat, des cigarettes, des écharpes de laine, des chaussettes, etc … bref, toute une garde-robe et une bonbonnière bien garnie. Georges se réjouit.
Un peu en retrait, des hommes sont adossés à la paroi de la tranchée, l’œil triste, perdus dans une rêverie…
– Allons, venez, vous autres, c’est pour vous comme pour moi ! On va partager… Vous allez voir si je vous ai trouvé de bonnes mamans en Angleterre ! Que chacun choisisse son affaire ! II y en a pour tous !…
Et le petit Attout étend sur la terre tous les cadeaux, les yeux en fête du bonheur de ses hommes. Ceux-ci un peu timides, craignant de trop priver leur aimable compagnon :
– Et vous, petit sergent ? S’écrièrent-ils.
– Oh ! moi je prendrai ce qui reste… s’il reste quelque chose.
Tout l’enfant apparaît dans ce trait.
Un jour encore que Georges, de permission à Paris, se promenait dans la ville avec sa maman, parvenue à le rejoindre en passant la frontière hollandaise, il s’arrêta devant le magasin d’un marchand de vins ; tout pensif, il admirait les Rœderer, Hiedsieck, Veuve Clicquot, Saint-Marceau, et autres champagnes couchés dans la vitrine, et tout à coup se retournant vers sa mère :
– Une idée me vient, maman, et tu ne me refuseras pas, j’en suis sûr. Achète-moi quelques bouteilles de ce Champagne. Ce n’est pas pour moi, vois-tu… c’est pour mes hommes, là-bas, qui n’ont jamais rien, eux. Ils savent que je suis venu te voir aujourd’hui, et cela leur sera si bon, à mon retour, en souvenir de toi.
Le cœur qui s’émeut devant la misère morale ou physique, et qui tend à la calmer, accomplit ici-bas une œuvre admirable ; parce qu’ayant une mission sociale à remplir qui fait de lui une individualité non absolue mais relative en tant qu’il existe pour les autres, l’homme contribue par l’accroissement de bien dont il est cause à agrandir le monde, à l’élever, le purifier.
Georges comprenait déjà ce devoir dicté par la raison, et par le cœur, surtout chez lui. Le cœur n’est-il pas le moteur de nos activités, si tant de nos actes ne fructifient pas, n’est-ce pas souvent, parce que, d’après une erreur psychologique commune, nous avons cru trop longtemps que l’idée seule devait régir la vie ; c’est Antoine Redier, je crois, qui a dit : « Sais-tu ce qui manquait avant la guerre ? Des cœurs. Trop intelligents et pas d’entrailles, ainsi tombent les grands peuples. »
Le petit Attout, soumis à la voix du devoir qui grondait en lui, s’émouvait au spectacle des souffrances que dès son arrivée au front il avait résolu d’apaiser.
– « Les hommes sont assis autour du feu. On parle du pays… Que sont devenus les êtres chers auxquels on pense toujours ?… Ils n’ont aucune nouvelle de leur foyer. Ils sont moins heureux que moi qui vous sais tous bien portants. Parfois une larme coule sur un visage et s éteint dans l’épaisse moustache… Un gros soupir part de la poitrine d’un ancien. Il a trois enfants, il ne sait rien d’eux… Moi-même je chasse une larme que je sens partir et je continue d’écrire en pensant à vous tous… »
Georges était l’ennemi du mal ; aussi le combattait-il sans merci.
– « Si le mal agit autour de nous, faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour l’enrayer, et pour ramener au bien ceux qui se sont égarés. Ce doit être le but de notre vie: pour nous-mêmes, être des modèles et réaliser le bien autour de nous… Je veux faire du bien. C’est à cela que j’aspire. Mais pour y réussir, je dois d’abord m’efforcer de me perfectionner moi-même. »
Quelles épreuves ne traverse-t-il pas pour atteindre cette admirable perfection qui en fit un soldat du Bien.
– « Ce que j’ai souffert de grossièretés de la part des gradés, c’est inimaginable ! On aurait dit qu’ils avaient pris le parti de me salir le cœur et l’esprit. Et il fallait subir coûte que coûte leurs conversations immondes ! »
Mais la Beauté triomphante dorait son front.
Aimé de tous ses soldats, respecté par les humbles, craint par les autres, il portait fièrement son titre de chrétien :
– « Le respect humain ne me connaît pas. Je n’ai jamais caché mes croyances à personne : tout le monde a vu mon chapelet, mon crucifix, mes médailles et je m’en fais un petit titre de gloire… »
Un de ses amis le rencontre un jour à la Panne ; et voici comme il le décrit :
– « La guerre n’avait pas terni son regard ni donné un pli d’amertume à ses lèvres ; il souriait du même sourire très bon que j’avais connu, et dans ses yeux on lisait une âme restée très jeune, très pure, très généreux. Le premier sentiment avait été de l’admiration pour sa mâle élégance, la fière beauté de ses traits, le timbre chaud de son accueil. »
Homme d’élite, il fut soldat d’élite.
Ses officiers l’aimaient ; son major l’admirait.
« Le rude chef s’est attaché au noble enfant ; il aime son ardeur juvénile, son clair regard et son dévouement » racontent les frères Tasnier, écrivains militaires, qui consacrèrent quelques pages à ce jeune héros qu’ils appellent un Saint.
Un jour, à l’issue d’un combat où Attout fut splendide, il reçut les plus grands éloges de ses chefs. Il écrivit aux siens, avec candeur :
– « Le capitaine m’attendait près de son abri. Le lieutenant qui pendant l’action se trouvait à notre gauche et qui avait eu autant affaire que nous lui avait raconté déjà la façon dont mon poste s’était comporté, et il a bien voulu me féliciter chaleureusement. Il m’a promis une belle citation. »
Né pour la Gloire, Attout offrit dans l’immolation la plus sublime, son amour à la Patrie.

C’était en avril 1918. Dans le secteur de Merkem la bataille faisait rage. Un peu en retrait, le Chef dirige les mouvements, aidé par le petit sergent qui sous la mitraille porte les ordres.
Depuis l’aube, l’artillerie allemande martèle les tranchées, enfonçant la mort dans la terre molle. Les cadavres autour desquels le soleil a tissé un linceul de gloire gisent pêle-mêle; et les hommes tirant, mitraillant, tiennent tête à l’ennemi qui veut parvenir à franchir les lignes; ils sont là, debout, tenaces comme des chênes, dans leur capote de poussière et de sang, auréolés d’héroïsme, prêts à mourir pour leur drapeau.
Tout à coup un poste d’avant est menacé.
– Un coureur pour le capitaine de Champaubert, fait le major ?
Des témoins oculaires ont narré l’a scène.
Deux volontaires se précipitent.
Attout vient de rentrer, il les devance et s’offre :
– Je connais très bien la situation de ce côté ; laissez-moi courir à nouveau là-bas.
– Non ! Reposez-vous. Un autre pour cette mission.
Attout ose insister, se fait pressant :
– Soit, dit le major ; allez vite et bonne chance. Quelques instants après il est de retour et rend compte, joyeux, la main au casque :
– Mon major, tout va bien, nos hommes se battent comme des lions, les Allemands rec…
Il s’effondre ; une balle l’a frappé au ventre.
Alors, entre le chef et l’enfant mourant, s’engage ce dialogue :
– Major, ai-je fait mon devoir ?
– Oui, brillamment, Attout, vous êtes un brave.
– Croyez-vous que cela mérite une décoration ?
– Oui, et je l’attacherai moi-même sur vôtre vaillante poitrine.
Il eut un sourire doux.
– Oh ! Major, moi je ne la porterai jamais ma décoration, vous la remettrez à maman, je vais mourir.
Et de sa main il montre sa blessure par où coulent son sang et sa vie.
Les obus tombent dru. On veut l’emporter, il résiste :
– Non, laissez-moi ; il est plus beau pour un soldat de mourir sur le champ de bataille, face à l’ennemi.
Puis tout à coup, avec la grande liberté que permet la mort et peut-être le délire survenant, il saisit la main du chef et employant son expression favorite de reconnaissance admirative :
– Major, tu es un chic type.
Son agonie dura trois heuresj dans l’apaisement de la béatitude.
Un soldat de Namur est là. Attout l’attire:
– Embrasse-moi au nom de papa et de maman. Près de Lui un autre soldat se meurt. Il tire sa croix et s’approchant du camarade :
– Courage, encore quelques heures de patience. Tu vas mourir et moi aussi… N’est-ce pas beau, dis, de penser que ce soir même nous allons nous retrouver au ciel ?
Alors, il prend dans une main le portrait de ses parents, conserve dans l’autre sa croix qui ne l’a jamais quitte et, regardant avec amour ses deux symboles de ce qu’il a tant chéri, doucement il expire.
Georges Attout fut cité à l’ordre du jour de l’armée belge, décoré de la Croix de Guerre et nommé Chevalier de l’Ordre de Léopold.
« Sous-officier de valeur, dit la citation, exemple de bravoure et d’audace pour ses camarades. Blessé et reconnu inapte au service armé ; a demandé à rejoindre l’armée de campagne où depuis son retour il n’a cessé de se distinguer par son sang-froid et son mépris de la mort. Au combat du 17 avril 1918, s’est volontairement offert à diverses reprises, pour assurer la liaison à travers un terrain constamment battu pour le tir d’artillerie et les rafales de mitrailleuses. »

Et tandis que par un jour d’avril la jeunesse portait au champ des morts la dépouille du petit Namurois, dans ce matin clair où les alouettes dansaient près du ciel bleu, où les fleurs crevaient leur calice pour parfumer la route, devant le cortège recueilli, la Gloire aux grands yeux fiers s’avançait, les bras lourds de lauriers.